Chapitre 4 : Héliopolis
L’eau du bassin de la cour du temple sur lequel je m’étais penché ondulait en cercles concentriques et me renvoyait une image déformée de mon visage. Un étrange sentiment m’habitait. Ou étais-je ? Qui étais-je ? J’avais une vague impression de déjà-vu relative à cet environnement. Mon esprit vagabondait en regardant les ondes sinusoïdales formées par les cercles d’eau en mouvement. Ils prenaient la forme de vastes temples au sommet de montagnes entourées d’océans, de vaisseaux voyageant sur les flots et dans les airs, puis de flammes, d’éclairs, d’explosions et d’un déluge titanesque engloutissant toute forme de vie. Visions effrayantes de souvenirs obscurs qui surgissaient dans ma mémoire embrumée. Quelque chose me poussait à chercher plus loin dans mon esprit, mais une barrière mentale m’empêchait de voir autre chose que ces images. J’avais le sentiment de venir d’ailleurs, du plus profond du ciel nocturne, de ces luminaires qui constellent la voute étoilée, mais ne parvenais pas à focaliser mon attention pour tenter de clarifier cette impression.
Puis les ondulations de l’eau du bassin s’aplanirent, et une image se refléta plus clairement. Me dévisageant, je réintégrai mes esprits en une fraction de temps. J’étais Soptekh, prêtre du Temple d’Horus, ainsi que dans mon être, le Mage Impérial Urul qui avait connu les affres de la destruction atlante, marquant d’une trace probablement indélébile mon esprit et mon cœur meurtri. Tout devenait clair à mes yeux à présent.
Soptekh avait une mission en ce monde, confiée par la plus Haute Autorité, la Reine Séléné, régente de tous les Nomes d’Égypte : il devait aller chercher le « Livre », un recueil de papyrus sacrés gardé au Temple de Ré à Onou (également appelé Héliopolis par les lagides, la dynastie des descendants de Ptolémée) pour pouvoir l’utiliser afin de consacrer le Naos du Temple d’Edfou érigé relativement récemment comparativement aux monuments millénaires qu’étaient les pyramides du plateau de Gizeh.
Le temple de Ré à Onou était une relique de l’ancien monde. Premier temple à vénérer Ré, Atoum et Khepri, la Triade Solaire Primordiale, il avait rayonné par le passé et façonné le royaume égyptien originel. Ses archives étaient également le lieu de préservation du savoir ancestral, et les néophytes venaient y subir les affres de l’initiation dans ses mortels couloirs obscurs. Point d’échec à l’issue de l’initiation. Soit l’impétrant surmontait les épreuves et subissait l’ascension du Ba, l’éveil de la conscience, soit il échouait et périssait dans les limbes du chaos en éternel mouvement.
La tâche qui était confiée à Soptekh, qui m’avait été confiée donc, était de la plus haute importance, et très périlleuse, car les trésors de savoir qu’abritait le temple étaient convoités par de multiples factions hostiles, guerrières, initiatiques, sacerdotales et mercantiles. Je devais agir dans l’ombre, seul, sans me faire remarquer.
Le temple se situait dans une oasis au sein d’une enceinte protégée par des tétraèdres occultant des yeux profanes la beauté sacrée qu’il contenait.
Le Saint des Saints, le Naos, situé au centre de l’édifice, était surmonté d’une pyramide dont le faîte irisé rayonnait dans toutes les directions la Lumière de Ré.
Pour y pénétrer, quatre escaliers étaient protégés par quatre colossales tête de gardiens, une orientée vers chaque point cardinal, tandis que le pyramidion pointait vers le Zenith, dans la constellation de Cassiopée, et le Nadir à la base de l’édifice, entouré de douves remplies d’eau et de sauriens voraces, s’enracinait dans le Chaos Primordial.
L’on devait judicieusement choisir la porte d’entrée à emprunter pour accéder au Naos, et il fallait prendre en compte les paramètres saisonniers, les conjonctions astrales, mais également la nature même de sa propre volonté consciente pour y parvenir.
Seul celui dont les intentions étaient limpides et dont l’esprit avait été illuminé par l’Essence de Ré réussissait à ouvrir les portes scellées.
Au sein du Naos, profondément installées dans un dédale de vastes galeries souterraines labyrinthiques, des rayonnages emplis de papyrus et d’objets divers s’étendaient à perte de vue. Une lumière blafarde d’un bleu pâle émise par de curieux photophores incandescents éclairait faiblement les différentes alcôves.
L’on trouvait en ces papyrus tous les enseignements, mystères et rouleaux de pouvoirs du monde passé et présent connu. Certains écrits en langue hiératique, en démotiques, en grec, d’autres en cunéiforme, d’autres encore avec certains glyphes singuliers, que la conscience d’Urul qui m’habitait reconnut comme d’origine atlante.
Je sus immédiatement quelle galerie emprunter pour quérir le recueil que la Reine Séléné m’avait demandé de rapporter.
Enveloppant le précieux ouvrage et le cachant dans les plis de ma longue robe de lin, je pus enfin quitter les lieux, mais je ne devais sous aucun prétexte exposer le recueil en un espace non consacré, faute de quoi les glyphes qu’il contenait s’effaceraient à tout jamais. Je ne pouvais donc le consulter avant d’avoir atteint ma destination finale, le Temple d’Edfou.
La Reine Séléné, régente actuelle des Nomes depuis que son époux le Pharaon avait péri au cours d’un combat sanglant contre l’ennemi, avait pour ambition de faire jaillir la Lumière de Ré de l’œil unique d’Horus, de faire du Temple d’Edfou la Capitale Mystique du pays tout entier.
La Reine Séléné était une monarque avisée, soucieuse du bien-être de ses sujets, d’une intelligence remarquable et particulièrement fine diplomate. Elle était adorée de son peuple, non seulement car elle était l’incarnation de l’essence divine de la Déesse Isis en ce monde, mais aussi du fait de ses grandes qualités d’empathie et de conciliation.
Une puissante aura se dégageait d’elle, et la conscience d’Urul sentait en elle les traces du « Sang Bleu » atlante qu’il avait côtoyé ailleurs, en un autre temps.
Elle cherchait par tous les moyens à accorder les différents entre les peuples, et préférait une négociation ardue mais fructueuse à la furie guerrière dévastatrice et despotique.
Son jeune fils, le futur Pharaon, était éduqué avec grand soin aux arts et aux sciences, et elle veillait tout particulièrement à cultiver chez lui un esprit critique politique le poussant à voir toujours au-delà de l’apparence trompeuse des intentions et manœuvres humaines.
Évidemment, Séléné était jalousée, haie par ses détracteurs et opposants, qui conspiraient et intriguaient à sa perte. Mais forte d’un système sacerdotal soudé et rallié à sa cause, et d’une force armée loyale, elle régnait en maitresse absolue et avisée sur toute l’Égypte.
Séléné m’avait par le passé confié d’autres missions d’importance, notamment celle d’enrichir le pays et ses habitants sans devoir conquérir d’autres territoires ou exploiter les richesses enfouies des mines de cuivre et d’or au prix d’une meurtrière exploitation ouvrière.
En tant que prêtre d’Horus, j’avais été initié à l’Art de la Transformation des énergies et des matières, et j’avais pu produire pour la Reine pierres et métaux précieux tels que l’or et les émeraudes en quantité phénoménale, les gemmes étant revendues ou échangées par les marchands agréés de l’administration royale aux quatre coins du pays, l’or enrichissant les réserves du Trésor Royal.
C’était au sein du Temple d’Edfou que j’avais acquis ces connaissances, transmises de génération d’initiés en génération d’initiés aux Mystères de la Matrice Primordiale, et il m’en avait fortement couté dans ma chair et dans mon être avant que de ne pouvoir parfaitement en maitriser l’entièreté des processus opératifs et des rituels.
Ces processus étaient gravés sur les murs du Laboratoire du Temple, qui m’était alloué comme espace de Création au service de la Reine. En langage codé certes, mais accessible à tout initié maitrisant les pouvoirs de la Matrice.
Le Laboratoire était également le lieu de confection des parfums et onguents sacrés, dont les médecins et les prêtres se servaient pour guérir les diverses plaies qui ravageaient notre pays et ses habitants de temps à autre.
Entre autres, l’on y avait élaboré l’élixir du souvenir, utilisé pour faire ressurgir d’anciennes connaissances occultées ; l’élixir de projection, permettant de projeter sa conscience par-delà le voile de l’espace et du temps ; l’élixir de matérialisation qui, combiné à l’utilisation de la Matrice, permettant de transmuter « du sable en or » ; et enfin l’élixir de longue vie, qui permettait de prolonger l’existence bien au-delà de l’espérance de vie de la condition humaine habituelle.
Avec certains autres prêtres triés sur le volet, j’étais chargé d’élaborer ces élixirs et de plier la Matrice afin de matérialiser les volontés de ma souveraine.
Le voyage de retour entre Onou et Edfou ne fut pas de tout repos. Il fallut que j’use de ruse pour ne pas me faire remarquer, me déguisant tantôt en mendiant, tantôt en marchand, pour pouvoir regagner l’enceinte sacrée de mon Temple.
Aussitôt arrivé, je me rendis dans le Naos du Temple afin de pouvoir consulter le recueil sacré et m’atteler à la consécration ultime du Naos, de manière à pouvoir y ouvrir le Portail d’entre les Mondes et les Époques, ainsi que me l’avait demandé ma souveraine.
Je me mis au travail, invoquant les puissances cachées de la Matrice, dissolvant les matières brutes et primitives, coagulant les énergies astrales, conjuguant les opposés afin de créer Le Bicéphale, l’Etre à double Tête d’Aigle, le puissant symbole qui matérialiserait le portail en ce lieu.
Alors que je m’apprêtais à prononcer l’incantation ultime, j’eus une vision terrifiante : une armée étrangère était sur le point de nous envahir et nous exterminer. Elle serait rapidement repoussée par l’armée de la Reine, mais les soldats ennemis auraient eu le temps de s’emparer du Bicéphale et du Recueil Sacré afin de les offrir à leur roi.
Je pris conscience de l’ampleur du complot, les opposants de la Reine conspirant avec les ennemis du Trône afin de mettre au point une attaque fatale annihilant le glorieux projet de Séléné, la consécration d’Horus dans la Lumière d’Atoum-Ré.
Le roi guerrier à l’origine de ce complot n’était autre que celui qui avait occis Pharaon, l’époux de Séléné, et il projetait une invasion et une extermination totale de notre peuple, de nos traditions et de notre culture.
Il s’y était préparé depuis des décades, héritier d’une haine que ses ancêtres vouaient aux nôtres, et avait levé une armée colossale et redoutable pour nous anéantir.
Bien que ne disposant pas de pouvoirs spécifiques, ni de ressources propres à leur donner un quelconque avantage militaire, ils étaient de farouches soldats, et leurs architectes-inventeurs avaient développé des techniques d’attaque et des outils de destruction sans équivalents connus à ce jour.
Ce qui faisait d’eux de redoutables adversaires.
Lorsque, m’extirpant de ma vision, je repris mes esprits, je courus prévenir le Grand Prêtre du Temple de la menace imminente.
Déjà au fait de cet assaut, Il m’apprit que le gros de l’armée ennemie avait été stoppée à notre frontière, mais qu’un petit groupe de combattants avait réussi à échapper à la vindicte de nos soldats et se dirigeaient tout droit vers le temple.
Je compris qu’il était de mon devoir de mettre en lieu sûr le Recueil Sacré et le Bicéphale afin qu’ils ne puissent jamais s’en emparer.
Alors que les soldats ennemis venaient de forcer l’entrée principale du temple et pénétraient désormais dans son enceinte, suivis de très près par nos soldats royaux lancés à leur poursuite, je parvins à m’enfuir à travers les dédales des colonnes du temple et des ruelles de la citadelle, cherchant à me mettre hors de portée de leurs lances et de leurs cimeterres.
Un char à disposition me servit de moyen de transport et me permit de filer à vive allure vers le Naos d’Heliopolis que moi seul pouvait pénétrer afin d’y cacher les deux artefacts sacrés.
Après une longue route semée d’embuches, lorsque je parvins au Naos, je remis d’abord en place le Recueil Sacré et scellai au fond d’un puit le Bicéphale.
Aux détours des galeries, je remarquai alors une porte occultée par une stèle gravée de glyphes atlantes.
Je sus au fond de mon être que cette porte cachait un autre Portail qui me permettrait une nouvelle fois de franchir les espaces entre les mondes et les époques, pour me transporter vers une autre version de moi-même.
Mon esprit m’enjoignait de me vêtir de manière appropriée à la traversée. Enfilant une panoplie laissée là à disposition par un illustre prédécesseur inconnu, je camouflai mon visage sous quelque fard blanchissant, mais omis de revetir mon chef de la coiffe protectrice accompagnant la tenue de passage.
Alors que je refermai sur moi le Portail, je sentis une puissante vague perturber mon esprit, et tandis que j’étais désorienté, je compris trop tard la nécessité d’une protection adéquate de mon chef. Ma conscience se dissolut une fois de plus, emportant les mémoires et les souvenirs de mes êtres antérieurs. Je sus dès lors que d’Urul, que de Soptekh, il ne resterait bientôt plus aucune trace.
… A suivre ici : Chapitre 5