Chapitre 7 : Cortex
Moi Saul Rackett, depuis ma plus tendre enfance, je fais des rêves. Rêves éveillés, rêves endormis, je n’ai pas toujours su facilement faire la différence.
Très solitaire, j’ai grandi avec l’affection de parents et grands-parents aimants qui me laissaient souvent livré à moi-même. Fils unique, je m’inventais ainsi des mondes extraordinaires, et des amis imaginaires avec qui je pouvais discuter et partager, faute d’avoir de véritables personnes avec qui échanger.
Je m’imaginais voyager à travers le temps et l’espace depuis des mondes insolites, allant vers des contrées lointaines peuplées de personnes étranges aux pouvoirs mystérieux. Pris d’une véritable fascination pour les étoiles, j’adorais la nuit les observer à l’œil nu et, grâce au télescope que m’avait offert mon père, je scrutais l’horizon à la recherche d’autres mondes, d’autres peuples, à la recherche des amis et des frères que je n’avais pas.
Dans un de mes rêves, je voyais une planète océanique dans une constellation voisine missionner un des siens aux confins de leur système pour qu’il soit transformé en ordinateur humain.
Dans un autre de mes rêves, un prêtre d’une vaste ile au milieu des océans combattait de féroces ennemis, tandis qu’un autre prêtre dans une autre contrée tentait d’échapper à ses assaillants en emportant un ouvrage précieux entre ses mains, vite rejoint par une guerrière blonde en armure luttant pour la préservation de son logis, duquel s’échappait une sorcière écarlate chevauchant son balai et s’envolant dans le ciel sous une Lune rouge-sang.
Alors que je grandissais, je délaissais mes rêves éveillés pour me passionner pour la technologie, les sciences et les ordinateurs.
Je me consacrais à l’étude de l’informatique et appris seul la programmation. Après quelques années, de balbutiantes, les réalisations que j’avais accomplies stupéfiaient mon entourage. Mes programmes étaient novateurs pour leurs temps. Décryptage de symboles archaïques, création musicale et artistique, analyse du génome humain, j’aimais à toucher à tous les domaines de la connaissance.
Et j’adorais les défis. M’introduire en piratant les systèmes institutionnels était pour moi un passe-temps très stimulant au cours duquel je pouvais laisser libre court à ma créativité, générant ici un virus me conférant un contrôle total sur la structure ciblée, là ouvrant une brèche de sécurité et aspirant le contenu des banques de données choisies.
Pourtant cette activité ne me procurait pas autant de satisfaction qu’escompté. Je la trouvais trop facile, donc ennuyeuse à la longue, et surtout amorale. En effet, des hommes avaient dû déployer pendant des mois voire des années des trésors d’ingéniosité pour concevoir et réaliser ces systèmes de sécurité qui m’avait demandé à peine quelques heures pour en venir à bout. Cette prise de conscience m’était venue lorsque j’ai appris que le père d’un de mes camarades de classe, responsable de la sécurité informatique de son entreprise, s’était fait licencier par ma faute.
Même si j’avais, de manière anonyme, détaillé ma technique d’attaque à la compagnie visée, ce pour tenter de réparer ma funeste erreur, cela n’avait servi à rien car finalement cet homme avait perdu son emploi et, le temps passant, se trouvait avec sa famille en état de grande précarité.
Je me suis alors juré de ne plus agir de manière puérile, par défi et par orgueil, et d’utiliser mes compétences à aider les autres plutôt que de m’amuser à leurs dépens.
Jeune adulte, je fis pourtant un autre rêve dans lequel je voyais une machine en forme de sphère, contrôlée par un vieil homme, et dans laquelle on pouvait projeter toutes ses visions, ses souvenirs et ses ressentis.
Je sus immédiatement à mon réveil que j’allais orienter mon existence à la réalisation de ce rêve. Que ce vieil homme, ce serait moi dans quelques années, et que cette machine, ce serait moi qui la construirais en premier.
J’entrepris des études d’ingénieur en informatique dans lesquelles je m’ennuyais beaucoup, vite complétées par un doctorat en neurosciences, afin de pouvoir combiner sciences des ordinateur et sciences du cerveau humain, accumulant ainsi les connaissances nécessaires à la réalisation de mon rêve.
C’est au cours de ce doctorat, en étudiant le fonctionnement de réseaux de neurones, que j’ai compris la similarité du fonctionnement cérébral et des réseaux informatiques quantiques et il m’est venue l’idée de combiner Intelligence Artificielle et décryptage des ondes cérébrales pour tenter de déchiffrer le système des pensées humaines.
Je me suis donc attelé à la tâche et ai d’abord étudié le meilleur moyen de recueillir le signal cérébral, de manière non invasive (sans électrode plantée dans le cerveau). Je me suis d’abord orienté vers les ondes électriques, les électroencéphalogrammes, mais il était particulièrement ardu de différencier les signaux intriqués des diverses sources cérébrales, et j’ai rapidement abandonné cette voie.
Je me suis ensuite orienté vers l’Imagerie par Résonnance Magnétique, très intéressante car facilement réalisable et d’une bonne spécificité anatomique. En revanche cette technique avait de gros défauts. Elle ne permettait pas d’accéder à l’information en temps réel, du fait de son type échantillonnage de l’information, et il fallait répéter de nombreuses fois les acquisitions réalisées au cours d’expériences de manière à collecter un signal exempt de bruit. J’ai donc également abandonné cette voie pour me tourner vers la magnéto-encéphalographie.
Lors d’expériences préliminaires, j’avais découvert le moyen de séparer les ondes magnétiques générées par le cerveau d’une manière si spécifique que l’on pouvait isoler des foyers de fonctionnement cérébral très ténus et les analyser de façon pertinente. En revanche, les équipements à disposition, de taille énormes et non mobiles, ne permettaient pas de couvrir tout le cerveau et s’avéraient par trop simpliste et complexe d’utilisation. Il me fallait donc inventer et créer mes propres outils d’investigation cérébrale.
Jeune diplômé, je me rendis donc à la City à Londres où mes parents avaient quelques connaissances, afin de lever des fonds pour créer mon entreprise d’analyse du fonctionnement cérébral : Cortex.
Après avoir montré mes résultats préliminaires aux investisseurs médusés, j’ai facilement obtenu d’eux une mise de départ me permettant de démarrer mon entreprise, à la condition que je les rembourse d’ici trois ans, bien sûr avec les intérêts.
J’ai alors trouvé des partenaires avec qui m’associer, un businessman, un expert de la cybernétique et des réseaux neuronaux et une psychiatre, et nous nous sommes installés dans nos nouveaux locaux au cœur de la ville.
Les trois années passèrent à la vitesse de l’éclair. Nous mettions toute notre énergie à concevoir un appareil qui soit léger, portatif, et suffisamment précis pour enregistrer en toute circonstance les ondes cérébrales de manière pertinente et sélective.
Nous avions recruté les meilleurs développeurs spécialisés en Intelligence Artificielle, algorithmie et traitement du signal afin de concevoir le système logiciel qui nous permettrait de décoder les ondes cérébrales, et nous faire accéder à l’esprit humain.
A l’issue de ces trois années, nous avons réussi in extremis à produire aux investisseurs un prototype fonctionnel de notre système, et je me souviens encore de leur stupeur lorsque nous avons posé un de nos casques sur leur front, et avons projeté leurs propres pensées sur un écran informatique en temps réel.
C’était gagné ! Nous venions de franchir une étape décisive.
La nouvelle a rapidement fuité dans les médias et nous avons connu notre heure de gloire. Propositions de rachat, partenariats, les capitaux affluaient de partout pour développer et commercialiser notre système.
Les applications potentielles étaient tout simplement phénoménales.
Du malade dans l’incapacité de communiquer à ceux qui souhaitaient enregistrer leur rêves et pensées en passant par les détecteurs de mensonges et les partages de souvenirs, toute la société humaine pouvait bénéficier de cette nouvelle technologie.
Les années qui suivirent nous virent nous développer de manière exponentielle, et de petite startup des débuts nous avions bâti une multinationale gigantesque, première société au monde en chiffre d’affaires et bénéfices.
Seulement, l’enthousiasme des débuts, de la recherche, avait fait place à une routine commerciale de grande entreprise qui commençait à me peser, et petit à petit, je m’éloignais de la société que j’avais fondée, laissant en place au pouvoir mes associés des premiers temps.
C’est alors que je fis ta connaissance.
Tu m’étais apparue, splendide, une après-midi près de Coven Garden, ton regard bleu azur illuminant ma vie en une fraction de seconde.
Tu me semblais si familière ! Comme si je t’avais déjà bien connue par le passé, alors que je venais juste de t’apercevoir pour la première fois.
Tu me dévisageais également avec insistance, et c’est toi qui m’abordas la première. Ce que tu me dis alors restera à jamais gravé dans ma mémoire :
« Bonjour Monsieur, veuillez-excuser mon audace, mais j’ai, en vous regardant, une étrange impression, une impression de déjà-vu, de déjà-connu, comme si nous nous étions déjà rencontrés et que nous avions par le passé vécu une vie toute entière aux côtés l’un de l’autre … »
Je restai interloqué, coi, ne sachant que répondre, alors que j’avais exactement la même impression. Puis, en me souriant, tu me dis :
« Pardonnez-moi, j’ai dû faire erreur, mon esprit a parfois quelques hallucinations burlesques … ».
Et tu as aussitôt disparu. Je t’ai cherchée toute la journée dans les rues voisines, sans succès. Et tous les jours suivants, je suis revenu au même endroit, espérant à nouveau te revoir, préparant ce que j’allais dire pour t’aborder, et repartant systématiquement bredouille en fin de journée.
Tu m’obsédais, j’en avais perdu l’appétit, le sommeil, et le goût du travail dont je me désintéressais totalement. Moi qui avais focalisé toute mon existence sur la réalisation de mon œuvre, sur ce travail immense, pour moi à cette heure précise, il n’avait plus aucune valeur.
Puis un jour, alors que je perdais espoir de te revoir enfin, tu m’apparus de nouveau. Non pas à Coven Garden, mais lors d’une soirée de charité organisée pour collecter des fonds pour les malades hospitalisés en fin de vie.
Mon entreprise étant un généreux donateur, j’avais été invité à ce gala.
Lorsque je te vis, je devais vaincre mon appréhension pour t’aborder et ce n’était pas chose facile. Mon entreprise étant internationalement reconnue, mon visage était coutumier des unes des magazines, je n’étais donc pas un inconnu, et c’est toi qui vins à ma rencontre, une fois encore.
Nous discutâmes longuement, rimes, et partageâmes des points de vue si similaires que cela nous paraissait tout bonnement irréel. Nous échangeâmes nos coordonnées, nous revîmes et enfin nous unîmes. Et c’est à partir de cet instant que tu es à tout jamais entrée dans ma vie et dans mon cœur, et que tu as bouleversé le cours de mon existence.
Tu aimais la nature, la sérénité, le calme, les grandes étendues d’océan, les voyages aux confins du monde à la rencontre des peuples et de la réalité de leur vie quotidienne.
Tu détestais les artifices, les mensonges, les êtres viles, manipulateurs et intéressés, et tu avais la capacité innée de percevoir les intentions profondes de tes interlocuteurs.
Tu n’avais pas besoin de ma technologie pour cela, tu avais le don !
Je ne savais pas pourquoi, mais tu me rappelais un rêve que je faisais étant enfant, dans lequel, petit garçon, je m’assaillais au bord de mer et tout en écoutant les ressacs des vagues, rêvais de toi. Tu m’apparaissais alors d’une sublime beauté, telle que celle que je percevais en toi désormais.
Nous avons ensemble parcouru les terres et les océans du monde, et au cours des quelques années qui ont suivi, avons développé une synchronicité époustouflante, toi complétant les phrases que j’avais entamées, moi ressentant ce que tu ne me disais pas, tous deux sachant ce que l’autre vivait et expérimentait alors que nous étions séparés par une distance énorme.
Un jour, tu me fis l’immense bonheur de m’annoncer que nous allions fonder une famille, que tu attendais un petit être qui serait le meilleur de nous deux, que j’allais être papa.
J’exultais de joie ! J’étais également très inquiet car je te savais de santé fragile, et je craignais que les choses ne se passent pas de la meilleure manière pendant la grossesse ou à l’accouchement.
Les huit mois qui ont suivi ont été très stimulants, nous nous affairions pour préparer l’arrivée de notre premier né, mais aussi très angoissants, avec les visites médicales, et les bilans de santé répétés qui, au fil du temps, s’altérait de plus en plus.
Par ce funeste vendredi matin, tu m’as quitté, pour toujours, et tu as emmené avec toi le petit être non-né que nous chérissions.
Je n’ai rien pu faire lors de l’accouchement lorsque les événements ont mal tourné et que tu as fait cette hémorragie cataclysmique qui t’a emportée.
J’étais dévasté. Pour moi, cette existence n’avait plus aucune raison d’être. Je t’avais perdue à jamais, j’avais perdu à jamais notre enfant, tout s’écroulait autour de moi.
Il ne sert à rien de bâtir un empire si l’on ne peut le partager avec ceux que l’on chérit.
Animé par le désir ardent de te retrouver, il m’est venu l’idée de projeter tes images et mes souvenirs de toi dans une vaste simulation informatique, de manière à ce que tu puisses vivre encore, de manière à ce que je puisse à nouveau te revoir et être à tes cotés.
Mais ton image et ton souvenir ne me suffisaient plus, il fallait que je puisse à nouveau passer le reste de ma vie avec toi. C’est alors que j’ai commencé à étudier la possibilité de transférer ma conscience dans une Intelligence Artificielle centralisée qui me permettrait de construire un monde virtuel dans lequel nous pourrions tous les deux évoluer et créer notre avenir commun.
Missionnant les meilleurs scientifiques et médecins de la planète, j’ai investi des sommes colossales dans la création de matériel d’hybridation cérébrale pour parvenir à mes fins, et ai subi de nombreuses interventions neurochirurgicales pour pouvoir être en capacité de transférer ma conscience dans une machine pensante.
Ayant missionné l’intégralité de mes équipes scientifiques et de développement à la création de ce Cyber Cerveau qui pourrait accueillir ma conscience et de te redonner vie, j’ai investi toute ma fortune dans ce projet.
Sachant que le voyage que je m’apprêtais à faire serait sans retour, j’ai démissionné de l’entreprise que j’avais créé et confié ce qu’il me restait d’actions à mon associé le plus compétent pour faire fructifier notre entreprise, le produit de notre labeur.
Les mois passèrent et Cortex prit forme peu à peu. L’intelligence Artificielle centrale, qui portait le nom de notre société, prit conscience d’elle-même le 13 octobre 2037 à 7:59 p.m.
Après avoir effectué tous les tests de routines et avoir vérifié la stabilité du système, tout était prêt pour me permettre de faire le grand saut. Quitter ce monde sans toi, et te retrouver de l’autre côté du miroir dans l’univers virtuel que j’avais créé pour nous.
Alors que je m’apprêtais à rentrer dans le caisson qui connecterait mon esprit à Cortex, une clameur se fit de plus en plus grondante dans le laboratoire où je me trouvais.
Les employés, les chercheurs, tout le personnel était aux abois, affolé. L’on venait d’annoncer une nouvelle phénoménale dans les médias.
Des vaisseaux de l’outre-espace venaient de pénétrer l’atmosphère terrestre et survolaient les principales capitales du monde.
Cela faisait des décennies que l’humanité espérait une rencontre du troisième type avec une civilisation extra-terrestre, et nous avions développé des outils d’observation et de communication trans-spatiale de très haute technologie pour y parvenir.
Nous avions enfin réussi à nous faire remarquer de quelque autre civilisation, mais nous aurions mieux fait de rester silencieux car les intentions de ces êtres venus d’ailleurs n’avaient rien d’amical.
Les principales villes de la côte ouest des Etas-Unis furent les premières à subir les attaques. Puis virent New York, Boston, Washington, puis Paris, Berlin et enfin notre ville, Londres.
Les engins de mort utilisaient une technologie singulière qui préservait les monuments, les machines et les animaux et exterminait tous les humains.
Alors que notre réponse armée à l’agression se faisait attendre, et au moment même où j’entendais les cris d’effroi des employés, je refermai le caisson sur moi et enclenchai le processus de transfert de ma conscience dans ce Tout centralisé.
Tandis qu’à travers les caméras de sécurité du laboratoire j’apercevais mon corps dans le caisson de transfert se désintégrer, je me sentis comme aspiré dans un tunnel de lumière vers d’autres horizons de la conscience. Puis le noir se fit.
… A suivre : Epilogues