Chapitre 5 : La Commanderie
Debout devant les flammes de l’Athanor, je m’éveillai l’esprit hagard, rassemblant les maigres souvenirs du rêve étrange que je venais de faire. Parcourant les étendues arides et désertiques séparant deux sites sacrés, réceptacles de la Lumière Divine, me semblant pourtant étrangement si familiers, j’avais réussi à m’extirper des tentatives d’assassinat qui avaient été perpétrées à mon encontre. Je visualisais encore ces alcôves nichées au sein de galeries gigantesques dans lesquels des objets rituels étaient méticuleusement rangés, mais je ne parvenais pas à focaliser mon attention plus précisément, de manière à pouvoir localiser le lieu de leur séquestre. A peine un recueil de parchemin, un objet à l’apparence de rapace bicéphale entraperçus, et ma vision se brouillait irrémédiablement.
Je restai un moment à contempler les flammes du foyer, ne sachant plus qui j’étais en vérité, et ce que je faisais en ce lieu. Soudain, une fulgurance éclaircit mon esprit. J’étais Blanche d’Autun, fille illégitime du Duc Robert de Bourgogne, exilée en ce lieu, la commanderie templière de Beaune, depuis maintenant plusieurs années.
Les alliés de mon illustre géniteur avaient conspiré et m’avaient faite chassée de la cour du duché alors que je n’étais qu’une enfant. Mon frère Grégoire, ma seule famille aimante en ce monde hostile, m’avait prise sous sa protection, alors qu’il venait tout juste d’être adoubé Chevalier du Temple.
J’ai ainsi passé ces quelques années cachée des regards hostiles dans l’ombre des commanderies templières. Nous avons maintes fois dû parcourir la lande afin d’échapper à ceux qui souhaitaient me voir périr, de la volonté même de mon illustre géniteur, car je constituais à ses yeux une menace potentielle sur l’héritage de sa noble lignée.
Les penchants belliqueux de Robert le conduisait à guerroyer dans des contrées lointaines, pillant, détruisant, violant et massacrant tout sur son passage. Et lorsqu’il rentrait en son fief, sa fureur ne pouvait trouver de repos qu’en torturant, tourmentant et anéantissant de ses mains tout être lui étant inférieur. Combien de pages, combien de serviteurs furent occis par ses foudres ! Combien de servantes, combien de Dames de compagnie furent souillées irrémédiablement par ses assauts répétés, dégradants et dépravés.
Nous nous sommes fixés ici, en cette commanderie, grâce à la complicité du Grand Maître du Temple, Jacques de Molay, en qui Robert voyait un adversaire farouche et opiniâtre. Le Grand Maître se prit d’affection pour moi, et me permit d’accéder à une éducation en adéquation avec ma noble condition. Dans les archives du Temple, j’étudiai les sciences, les arts, le Dogme, et m’accoutumai à déchiffrer d’antiques parchemins constellés d’inscriptions abscondes. Je parvins facilement et rapidement à les apprivoiser, et pus accéder à un savoir occulté du sens commun.
Je me rappelle adorer me dissimuler derrière les grilles entre les colonnes lors des rituels sacrés, espionnant et appréhendant tant de choses interdites, tant de choses que ma condition de Dame, si noble soit-elle, n’auraient pu entrapercevoir autrement.
J’assistai ainsi aux adoubements et aux cérémonies officielles, mais également aux rites supérieurs spécialement effectués afin d’apporter prospérité et victoire aux Chevaliers de l’Ordre.
Les années passèrent, et je développai des dons certains pour la clairvoyance, la clairaudience, la maitrise de l’Energie Divine et de sa projection en la vile matière à des fins de transmutation des corps et des Essences. La puissance de mes pouvoirs grandissait chaque jour, et il fut de plus en plus difficile aux Maitres de l’Ordre de me contraindre de garder secrète mon existence et mes pouvoirs.
Plus que tout, j’aspirai à aider ceux qui m’avaient recueillie, choyée et éduquée. Je mettais ainsi en pratique mes dons et mes savoirs pour procurer aux entreprises de l’Ordre succès et Gloire !
Alors que j’atteignis ma majorité, le Grand Maître me nomma, officieusement, Gardienne des Secrets de l’Ordre. Du fait de mon unique don de focalisation de l’Energie Divine, j’étais capable de projeter des éclairs de feu et de lumière sur quiconque tentait de franchir les portes scellées du Temple.
J’accueillais les néophytes, les préparais et les guidais à travers les dédales de la commanderie vers leur future initiation. Devant séparer le bon grain de l’ivraie lors d’un interrogatoire préliminaire, il m’arrivait de temps à autre de reconduire un égaré à la porte, ou bien de sévèrement châtier un outrecuidant usurpateur.
En effet, nombreux étaient ceux de conditions nobles ou roturières à envier les richesses et la puissance du Temple, à commencer par mon géniteur Robert, et le bon Roy de France Philipe IV le Bel.
L’on avait oui dire que Philipe fomentait une traitrise pour s’emparer des richesses de l’Ordre, et je pressentais que mon géniteur allait concourrir à ce qui pouvait être l’extinction de notre organisation. Philipe s’était beaucoup endetté auprès des Templiers. Ne souhaitant tout simplement pas honorer ses emprunts, il craignait que les Templiers ne deviennent plus puissants que lui.
C’est pourquoi je prenais très à cœur la tâche qui m’avait été confiée, et excellai dans le débusquement d’espions et autres malfaisants convoitant les secrets de l’Ordre.
Nous étions en octobre 1307, plus précisement au matin du jeudi 12 octobre, et j’attendais avec impatience le retour de mon frère Grégoire.
Grégoire était un noble chevalier, pur et audacieux, toujours prompt à défendre la Veuve et l’Orphelin. Il s’était illustré par ses hauts faits au cours de glorieuses épopées qui étaient narrées par les ménestrels du Duché de Bourgogne, faisant de lui une légende vivante.
Lassé des chevauchées et des conquêtes, Grégoire avait éprouvé le besoin de développer sa spiritualité au service de la collectivité. Il avait d’abord songé à entrer dans les ordres, mais sa nature profonde impétueuse ne pouvait se résoudre à cette existence uniquement orientée vers la contemplation des Œuvres Divines. Il postula et intégra donc l’Ordre des Moines Guerriers, et fut adoubé Chevalier du Temple en Mai de cette même année.
Sa mission officielle était de sécuriser les routes marchandes du Duché de Bourgogne, accompagnant les caravanes sur des sentiers emplis de malandrins et de coupe-gorges.
Officieusement, on lui avait confié la Quête de la Pierre de Sang, artefact mythique qui conférait à ceux qui la possédait la faculté de pouvoir transmuter tous les vils métaux en Or pur et de prolonger l’existence.
Cette Pierre était recherchée par nombre de factions diverses à travers le monde connu, en France, en Europe et par-delà les mers jusqu’en Égypte et à Jérusalem. C’est ce qui avait incité les Chevaliers de la Pierre à participer aux premières croisades.
Depuis lors, tant d’années s’étaient écoulées sans que la Pierre ne soit jamais découverte.
Car la Pierre, je le savais du fait de mes dons de clairvoyance, n’était pas un objet du monde physique, attendant que quelque Chercheur de Vérité ne vienne la saisir, mais une Grâce accordée par le Divin à l’honnête labourant, une Illumination de l’Être, un concept immatériel de potentialités non réalisées n ‘attendant que la main de maitre de l’expérimentateur habile pour se matérialiser.
La Pierre se trouvait ainsi dans chaque grain de poussière, dans chaque rocher gisant au sol, dans chaque arc-en-ciel colorant un ciel pluvieux, dans chaque lueur d’une voute céleste étoilée.
Notre Alchimiste Nicomède, obsédé par la Quête de la Pierre, avait également fait cette découverte d’envergure, et avait eu l’intuition d’une nouvelle Voie de Réalisation pour la matérialisation de la Pierre.
Il avait alors mandé Grégoire afin de querir les divers sels, terres et eaux dont il aurait besoin pour la Grande Coction.
Ces substances étaient malheureusement fort rares, et dispersées aux quatre coins du Duché ; la quête devrait prendre quelques temps avant que de ne pouvoir se concrétiser.
Grégoire était parti depuis maintenant trois mois, trois longs mois au cours desquels son absence avait cruellement marqué mon cœur et mon âme. Certes Grégoire était mon frère, et je lui vouais une admiration sans bornes, mais il était également à mes yeux mon Tout : celui qui m’avait recueilli, qui m’avait aimée, éduquée, protégée, et fait grandir. Partageant aspirations communes, sens de l’humour et conception de l’existence et du devoir, Grégoire était de fait plus que mon frère. Il était une autre version de moi-même, mon double spirituel. Un double aimant et protecteur.
Tous les Chevaliers de la Pierre attendaient avec impatience le retour de Grégoire, et il devait enfin rentrer ce soir !
Nous avions préparé une cérémonie et un banquet en son honneur, nous affairant, ici en la chapelle de la commanderie pour mettre une ultime retouche aux mobiliers rituels, là en la salle du banquet pour disposer le mobilier et les mets de la plus subtile et gracieuse des manières.
Pour ma part, j’étais fébrile à l’idée de le retrouver. Une si longue absence m’avait été presque insupportable, et j’avais dû utiliser au mieux mes dons pour savoir chaque jour s’il était en bonne santé, où il se trouvait et ce qu’il y faisait.
Les autres Chevaliers m’avaient même surnommée la Mage Blanche tant je leur paraissais étrange lors de mes séances de concentration mentale, à la recherche de la présence et des activités de mon frère.
Enfin Grégoire arriva et lorsqu’il pénétra au sein de la commanderie, son air soucieux attisa mon inquiétude et ma perplexité. Pourquoi était-il ainsi ? Qu’avait-il découvert lors de cette Quête ? Rentrait-il sans avoir pu recueillir les précieux composants de la future Coction ?
Mon intuition ne m’était alors d’aucune utilité. Il demanda audience au Grand Maitre, et à l’issue de son entrevue vint me trouver aux portes du sanctuaire dont j’avais la garde.
Je l’interrogeai alors sur son attitude étrange et leurs raisons. Il m’apprit que s’il avait bien pu rapporter à Nicomède l’ensemble des composants de la Coction, ses voyages et les bivouacs qu’il avait effectués aux confins des autres domaines du Duché lui avaient appris qu’une menace irrépressible allait bientôt s’abattre sur notre Ordre.
Le Roy avait ordonné l’arrestation demain dès potron-minet de tous les Chevaliers du Temple, la confiscation de leurs biens et leur soumission à la Question des Inquisiteurs.
Je devais me préparer au pire, et rassembler mes effets afin de pouvoir fuir le plus rapidement possible si ces menaces venaient à être mises à exécution.
Avant que de pouvoir partir, je devais aider Nicomède à réaliser la Grande Coction. Il allait avoir besoin de mes dons de clairvoyance et de canalisation de l’énergie pour donner Corps et Vie à l’Etre Double, essence primordiale et âme de la Pierre de Sang.
Pour sa part mon frère veillerait à notre sécurité, le temps nécessaire à la réalisation de ce Grand Œuvre, en montant la garde devant l’entrée de notre labor-oratoire.
Nous passâmes la nuit à nous affairer au-dessus des alambics, athanors et creusets de tous ordres. Ayant choisi d’œuvrer, du fait du peu de temps qui nous restait, en Voie Fulgurante, nous devions porter une attention particulière au dosage et à la manipulation des substances que nous employions, sous peine d’explosion intempestive !
Des volutes de fumées rougeâtres s’exhalaient des couvercles des creusets tandis que nous entendions la matière première crier son agonie. Ayant extrait le Corps-beau en le séparant de ses vilainies, nous lui fîmes subir l’outrageuse agression léonesque de l’Emeraude des Sages, puis entamâmes l’ascension et la précipitation cyclo-continue des Rapaces jusqu’à obtenir le Poisson Pilote qui guiderait nos pas pour la poursuite de l’Œuvre.
Alors que le Poisson commençait à apparaitre surnageant dans un océan en fusion, le creuset se brisa, et libéra un déluge de feu, de flammes et d’éclairs au sein de notre antre.
Tout espoir de succès s’était désormais évanoui.
Je sortis du repère de Nicomède dépitée et abattue. Notre échec n’augurait rien de bon quant aux assauts que nous étions sur le point de subir.
C’était l’aube. Les rayons d’un Soleil naissant venaient illuminer d’un pale rouge-orangé le ciel nocturne, et à mesure qu’il croissait dans le ciel, une clameur se faisait de plus en plus présente à nos oreilles.
Me préparant au combat à venir, je revêtis mon armure et me dirigeai d’un pas assuré vers l’entrée de la salle que je devais défendre, bien décidée à en découdre pour sauver notre Ordre.
Les soldats étaient là, devant l’entrée de la commanderie, menés par le Bailly à notre seuil sur ordre du Roy Philipe.
Nous entendîmes les cris de rage des soldats, les effondrements de murs et de roches de notre enceinte, les suffocations et les gémissements de la première ligne de Chevaliers à défendre le parvis.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la cour intérieure, la fureur de leur pas les accompagnant faisait trembler les murs du bâtiment d’une lugubre tonalité.
Leurs regards se fixèrent sur moi. Ils furent tout d’abord interloqués, puis décidèrent de se ruer dans ma direction.
Grégoire me rejoignit et me tira par la main puis se mit à courir à vive allure afin d’esquiver leur attaque. Nous ne pûmes aller bien loin, car d’autres soldats arrivèrent nous faisant face en nous encerclant.
Alors que je m’apprêtais à canaliser toute mon énergie pour leur propulser une décharge énergétique qui les auraient tous anéantis, une lance se figea dans le bras de Grégoire qui, déstabilisé, me lâcha la main.
Il tomba au sol, et totalement décontenancée par ce que je venais de voir, je n’eus l’occasion de lancer mon attaque mortelle. D’autres soldats arrivèrent à notre niveau, et plantèrent leurs épées dans le flanc de Grégoire, qui succomba presque instantanément.
Je ne pus contenir leur hargne. Ils m’entourèrent, me maitrisèrent et me rouant de coups m’entrainèrent dans un recoin obscur de la cour intérieure.
Ils avaient décidé de me châtier à hauteur de mes pêchers. Une femme Templière ne pouvait être qu’une suppôt de Satan, au service de la luxure d’un Ordre dépravé et sodomite.
Là, alors qu’ils se succédaient les uns me torturant, les autres souillant mon intimité de leur semence, j’apercevais le bucher qu’ils préparaient à mon intention.
Lorsqu’ils furent rassasiés de leurs outrages, ils me menèrent au bûcher, me ligotèrent, et allumèrent un brasier qui devait bientôt me consumer toute entière.
Tandis que les flammes rôtissaient ma chair et liquéfiaient mes yeux azurs et ma chevelure blonde, un dernier sursaut d’énergie me permit de lancer un sort de projection de mon essence pour quitter ce monde et m’emporter, par-delà le voile du temps et de l’espace, vers une autre forme d’existence. Je me vis ainsi, tout en perdant connaissance, vouer à tous les hommes de cette terre une haine farouche et absolue, les maudissant à jamais, me jurant de leur faire payer au centuple leur vile infamie. A tous les hommes, sauf peut-être à un seul …
… A suivre ici : Chapitre 6