Chapitre 6 : Les Soeurs Ecarlates
Qu’il faisait noir dans ce cabinet de réflexion. A peine pouvait-on apercevoir, à la lumière d’une frêle chandelle surmontant un crâne humain, posés à même la table, le sablier, le pain, l’eau, le soufre, le sel et le mercure. La lumière vacillante éclairait l’image d’un coq représenté sur un des murs de ce cabinet étriqué, tandis que sur l’autre face était inscrit « V.I.T.R.I.O.L. ». Perdue dans mes rêveries, mon attention focalisée sur la lueur ondoyante du luminaire incandescent, je voyais ce rêve éveillé à travers les flammes. Des chevaliers en armure, guidés par une femme, luttant pour la sauvegarde de quelque objet précieux, puis périssant, tous massacrés par les soldats d’un quelconque monarque.
La silhouette, le visage, la posture de la femme me semblaient familiers. Je l’avais maintes fois aperçue dans les rêves récurrents que je faisais ces derniers temps.
Réalisant subitement l’endroit où je me trouvai, et ce que moi, Katerina, étais venue y faire, je me ressaisis aussitôt.
J’étais venue à Prague en ce mois de Mai 1787 afin d’y infiltrer, pour le compte de notre Congrégation, les loges de ceux qui « travaillent de midi à minuit entre les colonnes B et J ».
Notre Congrégation était un ordre séculier de Sorcières ayant voué culte à Hécate, et ayant juré de concourir à la perte l’Homme afin d’instaurer le Chaos au-dessus de l’Ordre.
D’aussi loin que je me souvienne, je n’avais connu lors de mon enfance et ma jeunesse que les prérogatives de la Congrégation. Jeune orpheline, issue d’une famille noble mais pauvre du royaume de Bohème, j’avais été recueillie par les Sœurs Écarlates, qui, dévouées à la cause de leur Grande Prêtresse Lilith dont l’âge et l’apparence défiaient les siècles qu’elle avait traversés, m’avaient confié à son attention.
Lilith haïssait l’ordre imposé par l’homme sur la Nature. Plus que tout, elle haïssait les hommes en général, et toutes les institutions dont les femmes étaient exclues.
Lilith possédait des pouvoirs colossaux. Elle avait la capacité de déplacer par la volonté tout être ou objet qu’elle visualisait, pouvait connaitre les secrets cachés du passé et de l’avenir, savait contraindre certains démons des limbes à obéir à ses ordres, pouvait matérialiser ses désirs dans le monde physique ou dans l’éther, et prendre le contrôle de n’importe quel être en ce monde, qu’il soit animal, végétal ou minéral.
Elle avait par le passé à Prague contribué à la création du Golem, et en d’autres temps encore, avec le concours de fameux Enchanteurs, instillé au cœur de la société pragoise l’essence de la Magie Noire.
Lilith était d’une beauté envoutante qui charmait quiconque la rencontrait, hommes, femmes et animaux. Sa chevelure de feu brillait d’une lumière flamboyante dans les ténèbres, et son regard profond d’un vert teinté de marron transperçait le cœur et l’âme de celui ou celle qui le croisait.
Ses pouvoirs étaient à leur apogée lors des sabbats de nouvelle Lune, et c’est lors de ces cérémonies qu’elle récoltait le Prana des êtres qui lui avaient été offerts en sacrifices par ses fidèles.
Lilith ne tolérait aucune contradiction, ne de supportait aucune autre autorité si ce n’est la sienne. La condition sine qua non pour être intégrée à la congrégation était d’avoir le sceau du Rubis de Feu gravé en sa chair. A savoir être rousse (parfois certains hommes roux étaient tolérés en tant qu’esclaves personnels), avoir le tempérament impétueux et de grandes aptitudes à maitriser les Arts Obscurs.
Quelques appelées et très peu d’élues réussissaient à intégrer la Congrégation. J’en fis partie. Celles qui échouaient avaient le privilège de lui être offertes en sacrifice.
Lilith, lors de mon éducation, n’eut de cesse de ne me mettre à l’épreuve, afin que je m’endurcisse et que je développe mes propres pouvoirs sans barrière mentale ni contrainte éthique. Pour elle, seuls les plus forts subsistaient en ce monde.
Bien que n’ayant jamais directement participé à mes leçons, Lilith surveillait d’un œil attentif tous mes progrès, et plaçait en moi de vastes espoirs. Je devais être l’instrument de sa volonté par qui l’apocalypse des hommes devait advenir.
Lilith avait de puissants ennemis. L’empereur tout d’abord, qui avait juré de la faire bruler vive. La congrégation des Nécromants ensuite, faction rivale ancestrale. Enfin la nouvelle engeance franc-maçonne qui, travaillant à la gloire et à l’essor de l’Homme, l’irritait au plus haut point.
L’empereur, ou plutôt les empereurs successifs, n’avaient jamais pu mettre la main sur elle, du fait de ses dons et de son aura singulièrement envoutante. Lui et ses soldats ne constituaient ainsi à ses yeux pas une menace sérieuse, et elle négligeait même les précautions les plus élémentaires à entreprendre pour ne pas se faire remarquer du monde profane.
Il en allait autrement de la congrégation des Nécromants.
Les hommes de cette congrégation avaient eux aussi des dons exceptionnels de matérialisation, d’invocation, de télétransportation, et de projection dans tous les plans de la conscience et de l’existence.
Ils vivaient reclus dans des palais souterrains et avaient également besoin de collecter le Prana d’êtres inférieurs pour maintenir leurs pouvoirs et leur existence. Ainsi, lors de cérémonies sacrificielles, ils pratiquaient sur d’innocente jeunes femmes dont la volonté avait été annihilée par l’usage de drogues, des actes barbares mêlant dépravation sexuelle, torture et collecte d’âmes.
Depuis des lustres, ils combattaient les Sœurs lors d’affrontements sanguinaires d’où il ne ressortait aucun vainqueur ni vaincu.
Afin de pouvoir définitivement parvenir à la victoire finale, l’une ou l’autre des factions rivales, de puissance équivalente, devait obtenir davantage de pouvoirs.
Les Nécromants et les Sœurs convoitaient une source antique de savoir occulte, le Livre des Limbes, compilation d’invocations de démons et d’entités issus des profondeurs du Chaos et dont les pouvoirs dépassaient ceux de la déesse Hécate. Ils étaient les Primordiaux, ceux engendrés à l’origine des temps.
Ils avaient à l’origine régné en maitres absolus dans un autre plan de l’existence et, lorsqu’ils avaient tenté de pénétrer dans le nôtre il y a de cela un nombre incalculable de lustres, avaient été entravés dans leur désir de conquête et en avaient été chassés et à jamais enfermés dans les profondeurs du Chaos.
Certains Nécromants avaient, par le passé, réussi à invoquer une entité mineure du Chaos, tentant de la contrôler afin d’utiliser ses vastes pouvoirs à leur avantage. A cette époque reculée, les Livre des Limbes n’était qu’un fragment incomplet de recueil de sortilèges, et s’il était possible d’invoquer les démons, aucune mention n’était faite des moyens à employer pour les conjurer. Se lançant, avides et aveuglés par leur soif de pouvoir, dans le rituel de la Grande Évocation, les Nécromants avaient matérialisé une entité mineure de l’Ombre, sans aucune protection ni sigil de conjuration, s’estimant si puissants qu’ils n’imaginaient pas pouvoir être dominés par une telle créature. C’est pourtant ce qu’il advint.
L’entité prit le contrôle du plus faible des Nécromants et, le transformant en créature sanguinaire, décima presque tous les membres de leur Congrégation. Il fallut l’exterminer en usant d’armes redoutables et de puissants sortilèges, ce qui contraignit l’entité à se replier au sein du Chaos. Refermant la brèche entre les Mondes ouverte par l’invocation, les Nécromants interdirent l’usage de cette invocation et cachèrent le Livre de manière à ce que nul être ne puisse l’utiliser de nouveau dans ces conditions, sans bouclier magique protection à disposition.
Les éons passèrent, et le souvenir du Livre se fit plus présent à l’esprit de la Congrégation des Nécromants. Il y circulait une rumeur stipulant que le Livre qu’ils détenaient était incomplet, et que l’autre partie, traitant de la conjuration des entités invoquées, était détenue par la Congrégation Écarlate.
Ainsi posséder le livre complet revenait à s’emparer de l’autre moitié détenue par les factions rivales, invocations chez les Nécromants, conjuration chez les Écarlates.
C’est pourquoi ces deux factions étaient en conflit depuis des lustres ; afin de collecter l’autre moitié du Livre. Et plutôt que de s’allier, ils préféraient conquérir par la force ce que l’autre détenait, de manière à conserver l’entièreté du pouvoir procuré par le Livre.
Ainsi m’étais-je rendue à Prague pour infiltrer les rangs d’une société maçonnique dont je savais à l’avance qu’elle abritait un membre de la Congrégation des Nécromants, un certain dénommé Ethen.
Ma mission était de séduire ce Nécromant, de l’envouter afin qu’il m’amène directement au Livre. Pour ce faire, je pouvais recourir à tous les moyens à ma disposition : enchantement, magie rouge (sexuelle), corruption, prévarication, etc …
Prague était la cité idéale des Magiciens de tous ordres. Depuis que l’Empereur Rodolph II avait fait venir à sa cour John Dee, l’astrologue de la Reine Elizabeth, et Edward Kelly, son médium, la cité avait connu un essor spirituel sans précédent et était devenue la capitale internationale de l’ésotérisme.
Le Docteur Faust y avait œuvré et sa demeure avait la lugubre réputation d’être hantée par le Diable en personne. Balivernes ! Les Sœurs Écarlates en avait fait l’acquisition, et l’avait transformée en Quartier Général afin de pouvoir intriguer au sein même de la cité.
Cherchant par tous les moyens à retrouver le fragment du Livre caché par les Nécromants, les Sœurs infiltraient tous les niveaux de la Société afin de nouer des alliances fertiles et utiliser leurs réseaux à leurs fins.
Les Sœurs avaient dépêché de nombreux espions et hommes de main pour explorer les monuments institutionnels de la ville tels que le Cimetière Juif, la Tour de l’Horloge Astronomique, le pont Charles et le château de l’Empereur. Ils avaient retourné chaque recoin, chaque cachette, chaque mur de ces monuments, sans succès.
Courroucée par ces échecs répétés, Lilith avait décidé de changer de stratégie, et m’avait confié cette mission auprès du Nécromant Franc-Maçon.
Avant que de partir m’infiltrer dans la société « discrète », les Sœurs Écarlates et moi-même nous étions réunies pour pratiquer le Grand Rituel de Magie Rouge, à savoir jeter un sort d’envoutement amoureux au Nécromant visé.
A la faveur d’une Lune Rouge-Sang, nous avions toutes ensemble prié Hécate, de manière à concentrer nos pouvoirs et à cristalliser notre volonté sur notre cible. Afin de sceller le pacte entre Hécate et moi-même, visant à me rendre irrésistible aux yeux de ma cible, nous avions sacrifié quelques jeunes vierges et avions pratiqué entre nous et nos hommes-esclaves des rituels de magie sexuelle dans lesquels le sang et la semence étaient mêlés et consommés afin de dynamiser nos énergies vitales.
A l’issue de cette cérémonie j’avais été envoyée à Prague et grâce à notre vaste réseau de complices, avais pu approcher les Frères Maçons, et intégrer leur société.
L’initiation se passa sans encombre. Je parvins aisément à dissimuler mes réelles intentions et à franchir les épreuves, et lorsque l’on me présenta le miroir qui était censé me montrer mon ennemi le plus féroce, c’est-à-dire moi-même, j’eus beaucoup de peine à dissimuler mon amusement, car mon véritable ennemi, le Nécromant, tenait lui-même le miroir entre ses mains !
J’intégrais ainsi la Loge, et lors des premières Tenues, dus garder le silence, ce qui ne m’empêcha pas d’aborder, lors des Agapes, ma cible et de commencer à le séduire.
Après quelques échanges, je réussis à susciter son intérêt, et nous nous mimes à nous voir en-dehors des Tenues.
J’informais les Sœurs de chacun de mes progrès, et nous nous tenions prêtes à lui assener le coup fatal dès que le moment propice serait advenu.
Plus le temps passait, plus j’échangeai avec lui, plus sa personnalité m’intriguait, et plus je me sentais attirée par lui. Au fil de nos échanges, une étrange alchimie s’était faite jour en moi, et il me devenait de plus en plus difficile de lui dissimuler mes véritables intentions. Quelque chose en lui m’interpellait. Quelque chose en lui semblait faire écho à mon être, et lorsque j’étais en sa présence, le temps n’avait plus aucune emprise sur ma raison.
J’avais véritablement l’impression d’être en face de mon double tant ses pensées et ses ressentis étaient similaires aux miens, m’apparaissant alors comme ma véritable Flamme Jumelle.
Je n’avais jamais éprouvé de telles émotions, et ce Nécromant, Ethen, au fil des heures passées à ses côtés, avait presque réussi à me faire oublier ma mission princeps.
Ce changement d’attitude fut bientôt remarqué par les Sœurs, et elles décidèrent de précipiter le Nécromant dans le piège que nous lui avions construit plus tôt que prévu, de manière à ce que je ne me trahisse pas par quelque acte ou parole inconsidéré, et ne trahisse ainsi pas la Congrégation.
A la faveur d’une nuit de pleine Lune, je proposai au Nécromant de me rejoindre au Domaine des Sœurs, lui indiquant que j’avais une révélation à lui faire.
Bien évidemment c’était un piège, et à mon grand étonnement, j’avais quelques réticences à user d’un tel artifice à son encontre.
Lorsqu’il arriva au Château, j’étais seule pour l’y accueillir. Les Sœurs s’étaient dissimulées dans les forêts avoisinantes, et le stratagème consistait à le mener au lieu de la Grande Question après l’avoir envouté et drogué si nécessaire.
Les Sœurs avaient eu de la part de Lilith, occupée à quelques autres tâches d’importance et non disponible à ce moment précis, carte blanche pour obtenir par la force et la ruse toutes les informations nécessaires à la collecte du Livre.
Lorsqu’il arriva au Château, il montra un réel intérêt pour l’édifice et voulut en apprendre davantage sur ma propre histoire. Il me questionna sur mes origines, et je lui dis que j’avais été recueillie en ces lieux par une communauté de femmes dévouées qui s’occupaient de spiritualité.
Avide d’en apprendre toujours plus, il me questionna sur nos archives, et je dus le conduire à la bibliothèque où il parcourut un moment les différents ouvrages que notre Ordre avait collectionnés depuis des lustres.
Lorsqu’il eut fini, une lueur étrange habita son regard, comme s’il avait compris mes véritables intentions.
Je prétextai d’autres curiosités à lui montrer à l’extérieur pour le mener directement sur l’Autel du sacrifice. Là les Sœurs Écarlates l’attendaient pour le questionner.
Nous traversâmes les salles obscures, sortîmes du château et entrames dans la foret, et après maintes détours parvînmes au lieu de son supplice.
Lorsqu’il arriva, les Sœurs se ruèrent sur lui et l’encerclèrent. Il devait s’être préparé à une telle fourberie car il resta impassible et tourna lentement la tête dans ma direction.
Puis me dévisageant de pied en cap il fixa ses yeux sur moi et ouvrit ses bras.
Je compris dès lors qu’il s’apprêtait à jeter un sort à mon encontre.
L’air tout autour de moi se mit à souffler tel un ouragan. Des nuées de brumes obscures virent assombrir ma vision et, tandis que j’apercevais les Sœurs suffoquer par manque d’air respirable, je fus pris dans un tourbillon énergétique qui me paralysait. Je ne pouvais détacher mon regard du sien, hypnotique, et sa volonté contrôlait toutes mes actions.
Je compris alors, trop tard, que ce Nécromant, Ethen, s’était joué de moi. Lui aussi avait été missionné par les siens pour m’approcher, me séduire et le mener directement à notre antre, afin qu’il puisse s’emparer de nos biens les plus précieux, le Livre en tout premier lieu. Il était en vérité une fausse Flamme Jumelle, dont les sombres intentions venaient de faire jour : m’utiliser, nous piller et nous détruire.
Il y avait presque réussi lorsque je parvins à me détourner de son regard qui me paralysait. Je rassemblai toutes mes forces et dans un ultime sursaut d’énergie, me jetai en sa direction, un poignard sacrificiel à la main.
Surpris par cette manœuvre il s’écarta et heurta l’autel tout près de lui et chuta au sol. Dans mon élan je trébuchai et m’abattit sur lui, plantant le poignard au plus profond de son cœur. Et tandis que je le voyais agoniser, loin de me procurer la satisfaction attendue par sa mise à mort, je ressentis alors un vide absolu m’envahir.
La connexion que j’avais perçue avec lui n’était qu’une illusion de mon esprit. Il m’avait fait connaitre des émotions nouvelles qui m’avaient subjuguées et faussement convaincue de la nature de ses pensées et actes. Et surtout je m’étais crue bien plus forte que lui. Nous, les Sœurs de la Congrégation Écarlate, nous étions pensées très supérieures aux Nécromants. Funeste erreur ! Le subterfuge dont il avait fait montre avait décimé la Congrégation, et des Sœurs Écarlates ne subsistait alors que Lilith l’Éternelle, étrangement absente de cette cérémonie sacrificielle !
Projetant mon être dans les méandres des futurs possibles j’en vins à la conclusion que toute mon existence n’avait été qu’une succession de sombres manipulations. Cela m’emplit d’effroi et me glaça le sang. En un ultime mouvement de désespoir, je retournai le poignard contre moi et me transperçai à mon tour le cœur. Cette vie ici-bas n’avait plus aucun intérêt, plus aucune justification, et elle devait s’achever dès à présent.
Mon agonie fut brève. Rendant mon dernier souffle, j’eus encore la vision de cette noble femme blonde en armure menant à la mort ses compagnons, puis cette vision se commua en perception déformée de l’aura et du pouvoir des Sœurs qui, d’Écarlates, s’assombrirent, à l’image des odieux stratagèmes qu’elles avaient depuis toujours déployés à mon endroit et qui m’avaient conduite à mon désespoir et finalement à ma perte.
Cette ultime vision fut bien vite supplantée par l’entrée de mon âme dans la nuit noire et insondable du trépas.
… A suivre ici : Chapitre 7